Enfants bilingues : problèmes de langage ou difficultés liées à l’apprentissage d’une autre langue?

25/04/2018 09:42:53

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Lors de l’évaluation langagière d’un enfant bilingue, il peut être difficile de faire la distinction entre un retard d’acquisition d’une langue et un retard ou un trouble du langage. La difficulté liée à l’évaluation des enfants bilingues provient entre autres de la diversité de profils dans ce groupe. En fait, les enfants bilingues ne constituent pas une population, mais plusieurs populations qui se distinguent grandement en fonction de facteurs tels que le moment du début du bilinguisme, les contextes dans lesquels l’enfant a été exposé aux langues, la quantité d’exposition aux langues et le statut des langues. Par exemple, un enfant bilingue arabe-français pourrait parler couramment le français et maitriser minimalement l’arabe, alors qu’un autre pourrait être habile en arabe, mais pas en français. Entre ces deux extrêmes, les enfants peuvent avoir des performances variables dans chacune de leurs langues (Gutiérrez-Clellen & Kreiter, 2003). En plus des différences de performance entre les deux langues, il existe une variété de performance dans une langue selon le contexte, le type de tâches (ex. : oral et écrit) et les conditions (ex. : environnement bruyant) (Gutiérrez-Clellen & Kreiter, 2003).

Afin de mieux planifier l’évaluation d’un enfant bilingue et de mieux interpréter ses performances langagières dans sa langue seconde (Tuller, 2015), il est important de documenter son profil linguistique. Un petit nombre d’études ont porté sur l’élaboration de questionnaires aux parents sur le profil linguistique de leur enfant (Tuller, 2015; Paradis et al., 2010; Thordardottir, Rothenberg, Rivard, & Naves, 2006; Gutiérrez-Clellen & Kreiter, 2003). Les informations recueillies grâce à ces questionnaires peuvent aider l’évaluateur à déterminer si de faibles résultats aux tâches d’évaluation sont liés à un trouble ou un retard langagier ou encore à une utilisation insuffisante de la langue ou une exposition insuffisante à celle-ci. Les parents et l’éducateur ou l’enseignant peuvent répondre aux questionnaires. Les rapports des parents (Tuller, 2015) et des enseignants ou éducateurs sont considérés comme des sources fiables d’histoires d’acquisition de la langue seconde et de profils linguistiques, car l’enfant a été observé dans divers contextes linguistiques sur de longues périodes (Thordardottir & Weismer, 1996).

Voici une liste non exhaustive d’éléments à inclure dans un questionnaire qui permet d’analyser le profil linguistique d’un enfant bilingue à évaluer :

– L’âge d’exposition à chacune des langues. Cette information permet entre autres de différencier les enfants bilingues de type simultané des enfants bilingues de type séquentiel.

– La quantité d’exposition hebdomadaire à chacune des langues (le nombre d’heures). Cette donnée permet de savoir si l’enfant est suffisamment exposé à une langue pour développer adéquatement toutes ses composantes (ex. : phonologie, vocabulaire, morphosyntaxe). On sait, par exemple, qu’il faut un plus grand input pour développer la morphosyntaxe que la phonologie (De Almeida et al., 2016).

Il existe différentes façons de calculer le nombre d’heures d’exposition langagière à une langue. Thordardottir, Rothenberg, Rivard et Naves (2006) ont élaboré une méthode d’évaluation de la quantité d’exposition langagière à chaque langue. Dans leur questionnaire, les auteurs demandent aux parents d’estimer le nombre d’heures d’exposition à la langue par tranches de 5 heures (0-5, 6-10, 11-15, 16-20, 21-25 ou plus de 26). Cette méthode donne aux parents un moyen facile d’estimer la quantité d’exposition relative à chaque langue. Le questionnaire permet aussi de déterminer la proportion d’utilisation de chaque langue par l’enfant en calculant un pourcentage de temps consacré à chaque langue.

– Le type d’exposition à la langue. Il faut distinguer la quantité d’exposition à la langue passive et la quantité d’exposition à la langue active. En effet, des activités passives comme regarder la télévision offrent une stimulation langagière moins significative qu’une exposition active à la langue dans un contexte d’interaction significatif avec un locuteur de cette langue.

– La fréquence d’exposition dans divers contextes (maison, école, autres). Le contexte d’utilisation de la langue est aussi à considérer. Pour ce faire, on demande aux parents d’énumérer toutes les personnes avec qui l’enfant a l’occasion d’interagir et d’indiquer le nombre d’heures que l’enfant passe avec ces personnes en précisant quelle(s) langue(s) le locuteur utilise et avec quelle(s) langue(s) l’enfant répond. Plus d’expériences avec une langue et plus de situations vécues dans cette langue semblent naturellement conduire à plus d’apprentissage du vocabulaire (Thordardottir, 2011).

– La durée d’exposition à chacune des langues. En plus de recueillir de l’information sur l’exposition langagière de l’enfant au moment de l’évaluation, il est utile de recueillir de l’information sur l’exposition langagière antérieure. Pour certains enfants, le profil d’exposition est stable dès la naissance. Cependant, pour d’autres, le bilinguisme commence à la garderie, et pour d’autres encore, l’exposition relative à chaque langue change à mesure qu’ils commencent à fréquenter la garderie ou à changer de garderie.

– L’utilisation de la langue par l’enfant. Outre la quantité d’exposition à la langue, il est important de documenter la quantité d’utilisation de la langue par l’enfant (Bohman, Bedore, Peña, Mendez-Perez, & Gillam, 2010). Bien qu’ils soient exposés à deux langues, certains enfants bilingues ont peu ou pas d’occasion de répondre dans l’une des langues. Par exemple, un enfant bilingue espagnol-français pourrait avoir l’habitude de répondre seulement en français à son parent, bien que celui-ci s’adresse à lui en espagnol.

– Les activités de lecture et d’écriture dans chacune des langues. L’exposition à la langue écrite est importante pour le développement du langage de haut niveau dans la langue. Plusieurs enfants bilingues dont la langue maternelle est minoritaire n’acquièrent jamais complètement certains aspects de cette langue (ex. : un vocabulaire plus riche, certains temps de verbes, des constructions de phrases plus formelles), car le langage de haut niveau ne leur est pas enseigné à l’école.

– Le degré de valorisation de la langue. Il est aussi important de questionner les parents sur la valorisation de chacune des langues. Est-ce important pour eux que leur enfant développe les deux langues ? Un enfant bilingue dont la langue maternelle est minoritaire ne vit pas la même situation qu’un enfant bilingue dont les deux langues sont majoritaires, comme le français et l’anglais à Montréal.

En somme, au moment d’évaluer le profil linguistique d’un enfant bilingue, il est important de documenter sa situation et de ne pas se contenter d’énumérer les langues auxquelles il est exposé, car le bilinguisme est influencé par un grand nombre de facteurs complexes. Lorsqu’on a un portrait plus précis du profil linguistique d’un enfant bilingue, il devient plus facile d’interpréter les résultats à des tâches d’évaluation langagière.

 

 

Références 

Bohman, T., Bedore, L. M., Peña, E. D., Mendez-Perez, A., & Gillam, R. B. (2010). What you hear and what you say: language performance in Spanish-English bilinguals. International Journal of Bilingual Education and Bilingualism, 13(3), 325-344. https://doi.org/10.1080/13670050903342019

De Almeida, L., Ferré, S., Morin, E., Prévost, P., Dos Santos, C., Tuller, L., & Zebib, R.

(2016). L’identification d’enfants bilingues avec Trouble Spécifique du Langage en France. SHS Web of Conferences, 27. https://doi.org/10.1051/shsconf/20162710005

Gutiérrez-Clellen, V. F., & Kreiter, J. (2003). Understanding child bilingual acquisition using parent and teacher reports. Applied Psycholinguistics, 24(2), 267-288. https://doi.org/10.1017/S0142716403000158

Paradis, J., Emmerzael, K., & Duncan, T. S. (2010). Assessment of English language learners: Using parent report on first language development. Journal of Communication Disorders, 43(6), 474-497. https://doi.org/10.1016/j.jcomdis.2010.01.002

Thordardottir, E. (2011). The relationship between bilingual exposure and vocabulary development. International Journal of Bilingualism, 15(4), 426-445. Repéré à http://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/1367006911403202

Thordardottir, E., Rothenberg, A., Rivard, M. E., & Naves, R. (2006). Bilingual assessment: Can overall proficiency be estimated from separate measurement of two languages?. Journal of Multilingual Communication Disorders, 4(1), 1-21. https://doi.org/10.1080/14769670500215647

Thordardottir, E. T., & Weismer, S. E. (1996). Language assessment via parent report: development of a screening instrument for Icelandic children. First Language, 16(48), 265-285. Repéré à http://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/014272379601604801

Tuller, L. (2015). Clinical use of parental questionnaires in multilingual contexts. Dans S. Armon-Lotem, J. de Jong, & N. Meir (Éds), Assessing Multilingual Children: Disentangling Bilingualism from Language Impairment (pp. 299-328). Bristol, UK: Multilingual Matters.

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