Maltraitance et difficultés langagières : l’importance de l’intervention précoce !

26/02/2016 11:21:10

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18 190 personnes. C’est assez de personnes pour remplir le Centre Vidéotron... Mais, surtout, 18 190 personnes, c’est le nombre d’enfants âgés de 0 à 12 ans qui ont été abusés (physiquement, sexuellement et émotionnellement) ou négligés selon la Loi de la protection de la jeunesse en 2014-2015 (ACJQ, 2015). Ces enfants ont été pris en charge par les Directeurs de la protection de la jeunesse (DPJ), dont la mission est d’assurer le bienêtre et la protection des enfants victimes de maltraitance.

En raison des nombreuses conditions adverses auxquelles ils font face, les enfants abusés ou négligés sont à risque de présenter des retards développementaux, particulièrement dans la sphère langagière. D’ailleurs, Scarborough, Lloyd et Barth (2009) se sont intéressés aux retards que présentaient des enfants maltraités âgés de 3 à 5 ans. Ils ont observé que le retard langagier était le retard développemental le plus fréquent, et ce, devant le retard cognitif et les difficultés d’adaptation comportementale. Chez les enfants victimes de négligence parentale uniquement, la prévalence de retards de langage à l’âge de 3 ans serait de 41,7% (Sylvestre & Mérette, 2010). Cette prévalence est largement supérieure à celle observée chez les enfants tout-venant, où elle se situerait entre 2% et 19% (Law, Boyle, Harris, Harkness, & Nye, 2000). Plusieurs chercheurs ont par ailleurs démontré que les enfants maltraités avaient des habiletés langagières inférieures à leurs pairs non maltraités sur les plans expressif (Eigsti & Cicchetti, 2004), réceptif (Eigsti & Cicchetti, 2004; Fox et al., 1988) et pragmatique (Coster, Gersten, Beeghly, & Cicchetti, 1989).

Or, malgré ces constats très préoccupants, plusieurs questions demeurent sans réponse. Observe-t-on des impacts différenciés sur les habiletés langagières selon le type de maltraitance vécu par l’enfant (abus ou négligence)? Est-ce que l’ensemble des habiletés langagières (expressives, réceptives et pragmatiques) est compromis en contexte d’abus et/ou de négligence, ou y a-t-il des atteintes différenciées? Les conséquences de l’abus et/ou de la négligence sur les habiletés langagières varient-elles en fonction de l’âge des enfants? Les chercheuses québécoises Audette Sylvestre, Ève-Lyne Bussières et Caroline Bouchard (2016) se sont penchées sur ces trois questions afin d’apporter un éclairage nouveau sur les meilleurs services à mettre en place pour la jeune clientèle des DPJ. La méthode choisie pour répondre aux questions a été la méta-analyse.

 

Une méta-analyse aux résultats intéressants

Les chercheures ont consulté les bases de données pour recenser les études répondant aux critères suivants: (1) inclure une population d’enfants âgés de 0 à 12 ans victimes d’abus et/ou de négligence, (2) inclure un groupe de comparaison (enfants non abusés et/ou négligés), (3) inclure au moins une mesure spécifique du langage et (4) avoir été publiée entre janvier 1970 et décembre 2013. Au total, 22 études ont été identifiées, dont 23 échantillons indépendants.

De façon générale, les chercheuses ont pu établir que les enfants abusés et/ou négligés avaient des habiletés langagières significativement inférieures à leurs pairs non abusés ou non négligés. Une association négative de taille modérée a été observée entre l’abus et/ou la négligence et les habiletés langagières. Cependant, les chercheuses ont remarqué une importante hétérogénéité dans les résultats, ce qui indiquait la présence de variables modératrices dans l’association entre l’abus et/ou la négligence et les habiletés langagières. Un modérateur est une variable qui modifie la direction ou la force d’une association entre une variable indépendante (l’exposition à l’abus ou la négligence) et une variable dépendante (les habiletés langagières). Quatre variables ont donc été étudiées pour déterminer si celles-ci avaient un effet modérateur sur l’association entre l’exposition à l’abus et/ou la négligence et les habiletés langagières: l’âge des enfants, le type d’habiletés langagières (expressives, réceptives, pragmatiques), le type de maltraitance (abus ou négligence) et l’année de publication. Étonnant ce dernier modérateur? Il s’agissait en fait d’un choix théorique de la part des chercheuses, puisque les conceptions de ce qu’étaient les comportements parentaux adéquats ont évolué; en effet, ce qui était jugé adéquat en 1970 ne l’est parfois plus dans les années 2000.

Les chercheuses ont par la suite conclu que le type d’habiletés langagières n’était pas une variable modératrice, car il n’y avait pas une habileté langagière qui était plus compromise que les autres. Le type de maltraitance n’apparaissait pas non plus comme une variable modératrice. Cela veut dire que les habiletés langagières de ces enfants sont compromises sans égard au fait qu’ils soient abusés ou négligés. Les chercheuses expliquent ce résultat par le fait que l’abus et la négligence étaient fréquemment combinés dans les études recensées, ce qui est susceptible de masquer l’effet d’un type de maltraitance par rapport à un autre. Aussi, il y avait peu d’échantillons d’enfants négligés seulement (3/23), ce qui diminuait la puissance statistique.

Deux variables se sont avérées être des modérateurs significatifs de l’association entre les habiletés langagières et l’abus et/ou la négligence : l’année de publication et l’âge des enfants. En ce qui a trait à la première, les études plus récentes ont démontré des tailles d’effet plus importantes. Le calcul de la taille d’effet démontre de façon objective l’importance de la différence observée entre deux moyennes. Dans ce cas-ci, les chercheuses ont conclu que les difficultés langagières des enfants abusés et/ou négligés étaient plus élevées dans les études récentes. Pour ce qui est de la seconde, la taille d’effet de la différence entre les habiletés langagières des enfants abusés et/ou négligés et ceux non abusés ou négligés était significativement plus élevée chez les enfants les plus jeunes que chez les plus vieux. Ainsi, l’association entre l’abus et/ou la négligence et les habiletés langagières serait plus forte chez les plus jeunes enfants que chez les plus vieux. Cependant, il serait erroné de croire que l’association entre les habiletés langagières et l’abus et/ou la négligence s’amenuise avec le temps, puisqu’aucune des études recensées ne comportait de devis longitudinal.

 

Comment transposer ces résultats dans la pratique orthophonique?

À un niveau institutionnel, les chercheuses suggèrent d’élargir l’offre de services en orthophonie aux enfants abusés et/ou négligés. Compte tenu de la forte prévalence de retards langagiers chez cette population (Scarborough et al., 2009; Sylvestre & Mérette, 2010), la place de l’orthophoniste est indéniablement cruciale dans la prise en charge.

De façon plus spécifique, les chercheuses confirment qu’une intervention précoce en langage est hautement recommandée auprès des enfants abusés et négligés, particulièrement pour les tout-petits. Dans un premier temps, l’orthophoniste pourra échanger avec les parents biologiques ou d’accueil, selon le milieu de vie de l’enfant, sur les moyens d’adapter l’environnement physique et linguistique au domicile. Ces adaptations visent une augmentation des occasions de communication verbale de l’enfant. Par exemple, le parent pourrait mettre des jouets que l’enfant affectionne particulièrement à sa vue, mais hors de sa portée, pour solliciter des demandes. L’orthophoniste pourra également partager avec les parents ses connaissances sur les stratégies de base (p.ex. se mettre à la hauteur de l’enfant, ralentir le débit, exagérer les contours mélodiques, utiliser un vocabulaire simple, etc.) et les stratégies de stimulation langagière (p.ex. expansion, extension, modèle, questions ouvertes, etc.) qui permettront de soutenir adéquatement le développement langagier de leur jeune enfant.

Les perspectives de recherche sur le développement langagier des enfants maltraités sont passionnantes, puisqu’il reste encore beaucoup de variables modératrices à explorer! D’ailleurs, dans le cadre de mon doctorat, je m’intéresse à l’une de ces variables, soit le rôle qu’exerce l’expérience en services de garde éducatifs sur le développement langagier d’enfants négligés. On s’en reparle dans deux ans!

 

Références 

Association des centres jeunesse du Québec. (2015). Avec l’énergie du premier jour: bilan des directeurs de la protection de la jeunesse/directeurs provinciaux 2014. Repéré à: http://www.centrejeunessedequebec.qc.ca/publications/Bilan%20DPJ/Bilan%20DPJ%202013-2014.pdf

Coster, W.J., Gersten, M.S., Beeghly, M., & Cicchetti, D. (1989). Communicative functioning in maltreated toddlers. Developmental Psychology, 25(6), 1020-1029.

Eigsti, I.M., & Cicchetti, D. (2004). The impact of child maltreatment on expressive syntax at 60 months. Developmental science, 7(1), 88-102.

Fox, L., Long, S. H., & Langlois, A. (1988). Patterns of language comprehension deficit in abused and neglected children. Journal of Speech and Hearing Disorders, 53, 239–244.

Law, J., Boyle, J., Harris, F., Harkness, A., & Nye, C. (2000). Prevalence and natural history of primary speech and language delay: finndings from a systematic review of the literature. International Journal of Language and Communication Disorders, 35(2), 165-188.

Scarborough, A.A., Lloyd, E.C., & Barth, R.P. (2009). Maltreated infants and toddlers: predictors of developmental delay. Journal of Developmental & Behavioral Pediatrics, 30(6), 489-498.

Sylvestre, A., Bussières, È.-L., & Bouchard, C. (2016). Language Problems Among Abused and Neglected Children: A Meta-Analytic Review. Child Maltreatment, 21(1), 47-58.

Sylvestre, A., & Mérette, C. (2010). Language delay in severely neglected children: A cumulative or specific effect of risk factors? Child Abuse and Neglect, 34, 414-428.

Crédit photo: Shutterstock

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