Une aire cérébrale pour reconnaitre les nombres

31/03/2016 09:43:07

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De nombreux travaux en imagerie cérébrale ont mis en évidence l’existence d’une aire dédiée au sens du nombre, le sillon intrapariétal. Cette région permet de comprendre les nombres et ce qu’ils représentent. Pourtant, avant même de leur assigner une quantité, il faut être capable de simplement les reconnaitre. En effet, manipuler et traiter les nombres nécessite d’être capable de les reconnaitre, de les différencier des autres signes comme les lettres ou de quelconques dessins, et même de les différencier les uns des autres.

Récemment, Hannagan, Amedi, Cohen, Dehaene-Lambertz, et Dehaene (2015) ont publié une revue de littérature dont l’objectif était d’étudier les aires cérébrales dédiées à la reconnaissance des symboles (lettres et nombres), soit l’aire de la forme visuelle des lettres et des mots (VWFA, Visual Word Form Area) et l’aire de la forme visuelle des nombres (NFA, Number Form Area). Pour cela, les auteurs ont investigué les caractéristiques de ces aires dans diverses études portant sur des enfants, des adultes, des personnes voyantes et non voyantes, et même des primates.

L’aire de la forme visuelle des lettres et des mots se situe dans le sillon occipitotemporal latéral gauche du cortex cérébral et permet la reconnaissance des lettres. Son activation est plus forte lors d’une tâche de reconnaissance de lettres ou de mots écrits que lors d’une tâche de reconnaissance de mots entendus. Des études opposant des adultes lettrés à des adultes illettrés ont montré que l’apprentissage de la lecture implique une spécialisation de l’aire de la forme visuelle des lettres. Une relation entre l’amélioration de la lecture et la sélectivité de cette aire cérébrale a effectivement été suggérée compte tenu de l’augmentation de fibres partant de la forme visuelle des lettres et y arrivant en fonction de l’expertise en lecture. En revanche, cette aire n’est pas encore spécialisée chez l’enfant de 5 ans. Celui-ci est certes capable de nommer des lettres, mais pas de façon automatique encore. À cet âge, l’aire de la forme visuelle des lettres s’active uniquement lors d’une tâche de reconnaissance de visages, en raison de sa proximité à l’aire sélective des visages. Il faut donc tout un apprentissage à l’enfant pour atteindre une spécialisation mature de l’aire de la forme visuelle des lettres et des mots afin de reconnaitre automatiquement les lettres.

L’aire de la forme visuelle des nombres a pour sa part été récemment identifiée; elle se situe dans la partie ventrale du gyrus temporal inférieur gauche du cortex cérébral, adjacente à l’aire sélective pour les parties du corps. Les études montrent que l’activation de cette aire est plus forte dans une tâche de reconnaissance de nombres que dans une tâche de reconnaissance de lettres ou même de mots-nombres dits ou écrits. Une étude chez le primate a mis en évidence qu’une protoaire de la forme visuelle des nombres émerge quand de jeunes macaques sont entrainés à reconnaitre des nombres.

Parce que les lettres et les nombres sont visuellement similaires, leur différence semble arbitraire et la question de l’existence de deux aires distinctes se pose nécessairement. Hannagan et ses collègues (2015) proposent alors deux hypothèses pour expliquer l’origine de ces deux aires distinctes.

Premièrement, selon l’hypothèse de connectivité, ces deux aires émergeraient d’aires comportant chacune une forte densité de fibres de matière blanche (qui sont activées précocement chez le bébé) et de circuits corticaux cruciaux pour les cibles (lettres, nombres). L’aire de la forme visuelle des lettres proviendrait ainsi des aires périsylviennes dédiées au langage parlé, ce qui est d’ailleurs supporté par les études structurelles qui montrent qu’elle est plus connectée, et de manière précoce, aux aires du langage qu’à d’autres aires. L’aire de la forme visuelle des nombres se formerait à partir des aires intrapariétales bilatérales dédiées au sens du nombre, mais aucune étude structurelle n’est recensée en ce qui la concerne.

Deuxièmement, l’hypothèse de forme stipule tout d’abord que les neurones des aires de la forme visuelle des lettres et des nombres seraient particulièrement aptes à reconnaitre les formes des objets, indépendamment de l’orientation, des rotations, etc. Ensuite, une étape de spécialisation se produirait pour donner une portion de l’aire initiale spécialisée à une classe d’objets que sont les lettres ou les nombres. Cette hypothèse est supportée par exemple par les erreurs de lettres ou de nombres écrits en miroir faites par les enfants pendant le développement et l’acquisition des lettres et nombres.

 

Réflexions cliniques et perspective de recherche

Plusieurs études mettent en évidence des anomalies de l’aire de la forme visuelle des mots chez les enfants dyslexiques (voir Richlan, Kronbichler, & Wimmer (2009) pour une revue). Cependant, aucune étude n’a jusqu’à présent exploré les aspects structurels et fonctionnels de l’aire de la forme visuelle des nombres chez les enfants dyscalculiques. De même, aucune étude ne semble avoir étudié l’intégrité de l’aire de la forme auditive des mots à l’écoute de mots-nombres chez ces mêmes enfants.

Considérant l’ensemble des connaissances neurologiques, nous pourrions supposer que les enfants souffrant de dyscalculie présenteraient des anomalies au niveau du sillon intrapariétal (Kucian et al., 2011; Price, Holloway, Räsänen, Vesterinen, & Ansari, 2007; Rotzer, Kucian, Martin, von Asten, Klaver, & Loenneker, 2008) s’ils manifestent un déficit spécifique du traitement des quantités analogiques (i.e., non-symbolique) et/ou un déficit d’accès au sens du nombre par les codes symboliques arabe et oral. Ils pourraient de même présenter des anomalies supplémentaires au niveau des aires de la forme visuelle des nombres et de la forme auditive des mots entendus (spécifiquement sur les nombres) s’ils ont un déficit de reconnaissance des nombres symboliques arabe et oral. Ces hypothèses nécessitent évidemment d’être vérifiées par des études à la fois comportementales et neuroanatomiques.

 

Références

Hannagan, T., Amedi, A., Cohen, L., Dehaene-Lambertz, G., & Dehaene, S. (2015). Origins of the specialization for letters and numbers in ventral occipitotemporal cortex. Trends in Cognitive Sciences, 19(7), 374-382. http://dx.doi.org/10.1016/j.tics.2015.05.006

Kucian, K., Grond, U., Rotzer, S., Henzi, B., Schönmann, C., Plangger, F., … von Aster, M. (2011). Mental number line training in children with developmental dyscalculia. NeuroImage, 57(3), 782-795. http://doi.org/10.1016/j.neuroimage.2011.01.070

Price, G. R., Holloway, I., Räsänen, P., Vesterinen, M., & Ansari, D. (2007). Impaired parietal magnitude processing in developmental dyscalculia. Current Biology: CB, 17(24), R1042-1043. http://dx.doi.org/10.1016/j.cub.2007.10.013

Richlan, F., Kronbichler, M., & Wimmer, H. (2009). Functional abnormalities in the dyslexic brain: a quantitative meta-analysis of neuroimaging studies. Human Brain Mapping, 30(10), 3299-3308. http://doi.org/10.1002/hbm.20752

Rotzer, S., Kucian, K., Martin, E., von Aster, M., Klaver, P., & Loenneker, T. (2008). Optimized voxel-based morphometry in children with developmental dyscalculia. NeuroImage, 39(1), 417-422. http://doi.org/10.1016/j.neuroimage.2007.08.045

Crédit photo: Shutterstock

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